Dans les années soixante, j'avais quatorze ans. Solitaire, en
dehors de mes études, je n'avais pas
d'occupation précise. J'habitais chez mes parents dans un immeuble
en ville au fond d'une cour sombre
qui sentait l'ennui. Nous logions au second étage sans ascenseur.
Un jour, montant les escaliers, en sau-
tant les marches deux
par deux, j'ai rencontré un vieux monsieur avec un gros paquet
dans les mains.
Je le connaissais de vue et le prenais pour un vieil original. Il
s'est arrêté essoufflé sur le palier et, il était
tout en os, long et maigre, les joues creuses et les yeux délavés
des vieillards.
– Je vous laisse passer, jeune homme. J'ai encore deux
étages et les livres sont durs à porter à mon
âge. Je lui ai proposé de l'aider et j'ai pris d'office son
paquet. J'ai vite monté deux étages plus haut que
le mien.
Je l'attendais sur le palier, il montait, haletant, la sueur perlant sur son front dégarni.
– Vous aimez les livres? m'a-t-il demandé, tournant sa clef dans la serrure...
J'avais toujours le gros paquet à la main, et sans réfléchir je
l'ai suivi dans le corridor sombre de son
appartement.
– Venez, jeune homme, posez-les là, doucement, c'est fragile, les livres.
Et là, j'ai eu un choc! Des livres partout sur des étagères, ça
grimpait en colonnes jusqu'au plafond,
il n'y avait que ça. J'ai remarqué juste un petit divan où il
pouvait s'asseoir., si on poussait quelques piles
et un grand fauteuil rapiécé libre de tout volume. Il en avait de
tous les formats, des grands, des gros,
des petits, des dorés, des racornis. Le vieux se mouvait à l'aise
dans ce labyrinthe.
– Entrez, jeune homme, n'ayez pas peur, les livres veulent qu'on les respecte. Ils ne sont pas méchants.